Le mouvement survivra-t-il à son chef ?

Ahmed charaï

Un courant fort public existe au sein d’Al Adl Wal Ihssane en faveur d’une intégration au jeu politique. Ce courant prend à rebrousse-poils toutes les thèses d’Abdeslam Yassine. Il considère que l’ouverture est réelle et que la participation permettrait d’apporter des solutions. Derrière se cache le désir de capter l’électorat islamiste et de se présenter comme interlocuteur privilégié au nom de toute la tendance.

Ce courant est combattu par A. Yassine, ses successeurs putatifs et surtout sa fille, qui continue à être l’icône médiatique du mouvement. A l’opposé des autres, ils pensent que la participation ne ferait que ‘’légitimer l’absolutisme’’. Ils s’appuient sur le faible taux de participation pour décréter que les Marocains rejettent tout le système. Seulement, cette position n’ouvre pas de perspectives à un mouvement dont le rêve de ‘’Qaouma’’, d’insurrection civile s’est évaporé.

En filigrane, il y a bien évidemment la question du rapport à la monarchie. Ce débat, feutré pour le moment, apparaitra au grand jour dès la disparition d’A. Yassine, qu’on dit très malade.

Al Adl est une nébuleuse très liée au messianisme de son chef. C’est une organisation très particulière qui mélange religiosité, social et politique dans un cadre où le culte de la personnalité est la règle. Aucun successeur, quel qu’il soit, ne pourra bénéficier de l’aura qui permet à Yassine de maintenir l’unité d’un mouvement traversé d’autant de contradictions.

Chimère

Les analystes s’accordent pour dire que l’unité du mouvement dépend de ce lien quasi idolâtre qui lie les membres à leur chef, considéré comme un saint parmi les saints, habité de la vérité divine.

Les politiques de l’organisation se préparent donc à cette perspective. En lançant le débat sur l’intégration au jeu politique, ils prennent le risque d’une cassure avec tous les anciens soufis, ralliés à A. Yassine sur la base d’un projet d’éducation religieuse.

Car, fatalement, l’intégration au jeu politique signifie l’abandon de la chimère du califat islamique, pierre angulaire du dogme adliste.

Les autres courants islamistes, en particulier le Pjd, suivent avec un vif intérêt ces évolutions. La perspective d’un concurrent électoral n’est pas la seule raison. Ils y voient aussi la disparition d’une force de captation des déçus de la démocratie et donc un renforcement de l’Islam politique modéré. Le système au Maroc a réussi bien des intégrations longtemps estimées peu envisageables. C’est la force de la construction mise en branle en 1975. Al Adl serait-t-il le prochain invité au banquet des institutions ? C’est de plus en plus probable.

Qui succèdera au guide aux mille visions ?

hakim arif

Tant que les choses n’ont pas changé, la position d’Al Adl Wal Ihssane reste la même. Il n’y aura pas de participation aux élections. Ni les communales de 2009, ni les législatives de 2012, précise Fathallah Arsalane, le porte-parole du mouvement. «Nous ne participons pas et nous ne soutenons personne. Puisque le soutien est une participation». Al Adl Wal Ihssane se sent conforté dans ses positions, surtout après les résultats des dernières élections où les citoyens ont montré aux partis politiques et à l’Etat qu’ils refusaient de participer à de «pseudo-élections». D’autres formations politiques, assure F. Arsalane, ont rejoint la position d’Al Adl sur plusieurs sujets, et notamment sur le changement démocratique. «Comme il n’y a eu aucun changement dans ce domaine, Al Adl Wal Ihssane maintient sa position», souligne le porte-parole. Position encore plus dure «puisque l’Etat, en interdisant administrativement Al Adl, confirme qu’il accorde des traitements différenciés aux acteurs politiques», insiste F. Arsalane. Il accorde en des temps records des agréments à des partis et en interdit d’autres, accuse-t-il. Quoi qu’il en soit, la formation islamiste fait beaucoup de bruit sans qu’on sache exactement quel est son poids politique. Selon le porte-parole, le poids est important et c’est ce qui se répète un peu partout. N’ayant jamais participé à des élections, le mouvement ne peut en fait rien avancer. Seules les réactions des pouvoirs publics lui donnent les dimensions qu’il a aujourd’hui. La fille du cheikh ne se déplace jamais sans que la presse en dise un mot. Et quand elle va aux Etats-Unis, personne dans son mouvement ne dit mot au moment où les relations avec les impies constituent un péché. Selon un observateur politique, Al Adl joue sur la naïveté des citoyens en actionnant non pas la fibre religieuse, mais leur ignorance et leurs tendances superstitieuses. D’où la place transcendante du guide qui ne cache pas ses origines sacrées et qui, de temps en temps, communique à ses ouailles ses «visions». On lui reproche souvent ce mode de gouvernance par cette sorte de mélange entre spiritualité, ignorance et superstition. Un chef aussi omnipotent risque de trouver difficilement successeur. Surtout que la santé de A. Yassine donne des soucis à ses suiveurs. Que se passera-t-il après lui ? Rien, rétorque F. Arslane. Tout est prévu. Les lois du mouvement prévoient ce qu’il faut faire dans ce cas. Il n’y a ni dauphin ni candidat préféré. Il n’y a pas de candidat à l’heure actuelle, insiste le porte-parole. Selon lui, la direction du mouvement n’est pas vue comme une charge honorifique, mais comme une mission. Au moment opportun, il y aura des élections et donc des candidats. Quoi qu’il en soit, la question reste toujours posée. Qui est assez charismatique pour succéder au cheikh à la santé fragile ? Le public du mouvement sait que le cheikh dispose de «pouvoirs extraordinaires» suite aux «visions» largement diffusées sur Internet et colportées de bouche à oreille. Peu sûr alors que le mouvement trouve facilement un remplaçant au guide à vie. Cheikh Yassine n’est pas un chef comme les autres. Pour ses adeptes, il est un chef spirituel et certains le voient comme un être supérieur. Faux, dit le porte-parole. Pour lui, «A. Yassine est un être comme les autres, il mange comme les autres, se marie et fait des enfants comme les autres». Alors d’où est venue cette image transcendante, apanage des prophètes ? Des autres acteurs répond le porte-parole : «Ils ont voulu déformer l’image du mouvement et ont donc commencé par son guide». F. Arsalane ne reconnaît pas qu’il y a eu des communications sur les «visions» du guide. Le fait est que la question de succession est déjà posée et le fait de dire qu’il n’y a pas de compétition pour le poste ne devrait pas rassurer. Déjà, lorsque l’éventualité d’une succession filiale a été avancée, plusieurs adlistes ont vite réagi, armés d’un dicton qui dit qu’aucune nation ne réussit si elle se fait mener par une femme. Si la question ne peut être tranchée aujourd’hui, on sait au moins qu’il y a plusieurs courants à l’intérieur du mouvement. La compétition va donc être rude. De son côté, l’Etat, qui attend certainement l’issue de ce débat, sera tout de même conforté dans sa stratégie de laisser le temps faire son œuvre.

Vers la fin d’Al Adl Wal Ihssane

Mohamed semlali

Si elle avait été une entreprise Al Adl Wal Ihssane SA aurait déposé le bilan il y a de cela quelques années déjà. Il faut dire que tous les indicateurs du mouvement d’Abdeslam Yassine sont aujourd’hui dans le rouge. Et pourtant, rien ne présageait que cette entreprise, ô combien florissante, allait péricliter en peu de temps. Le 12 mars 2000, ceux qui doutaient encore de la force d’Al Jamaâ sont impressionnés par les foules adlistes qui battent le macadam casablancais pour protester contre le Plan d’intégration de la femme dans le développement parrainé par le gouvernement d’Abderrahmane Youssoufi. Les troupes du cheikh Yassine volent la vedette par leur nombre et leur organisation. C’est à une véritable démonstration de force qu’ils se livrent. Un message fort à tous les acteurs politiques et surtout au jeune monarque Mohammed VI qui vient d’accéder au trône. Quelques mois plus tard, le 15 mai 2000, celui-ci, dans un geste aussi inattendu qu’habile, donne ses ordres pour permettre au vieux cheikh de quitter son domicile et vaquer à ses activités «messianiques» le plus normalement du monde. Lorsqu’il sort pour accomplir sa première prière du vendredi en tant qu’homme libre, il est accueilli avec une telle ferveur de la part de ses sympathisants que tout le monde se dit que «les actions» d’Al Adl ont décidément le vent en poupe.

La levée de la résidence surveillée est diversement commentée. Si quelques intellectuels y voient la volonté du nouveau pouvoir de décrisper les relations entre l’Etat et le mouvement islamiste, la plupart des adlistes et autres islamistes y décryptent une faiblesse de l’Etat. D’ailleurs, dans la foulée de sa libération, le gourou de Justice et Bienfaisance entame une tournée à travers le Maroc en multipliant les signes de «majesté». Cortège de voitures, haies d’honneur et baisemains. Les autorités n’esquissent aucune réaction. Elles se contentent de laisser faire avec une passivité qui en étonne plus d’un.

Devant cet état de fait, les adlistes décident de pousser «l’avantage». Le 10 décembre 2000, les troupes d’Al Adl veulent tester Mohammed VI. Elles manifestent pour commémorer la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce n’est là qu’un alibi puisque l’objectif est d’occuper l’espace public et pas n’importe où, mais dans les centres des grandes villes. Cette fois-ci, le pouvoir ne se laisse pas conter. Les forces de sécurité chargent les manifestants adlistes sans ménagement. Des arrestations ont lieu partout dans les villes et touchent la famille de Abdeslam Yassine. La trêve fut de courte durée. Elle avait déjà été rompue en été. Dès le mois de juillet 2000, Al Adl Wal Ihssane sort sa formule «plages propres». Un produit visant le chaland islamiste. Des campings sauvages sont organisés par le mouvement. Plusieurs milliers d’estivants barbus sont encadrés par les militants adlistes qui leur dispensent «bonnes paroles», «prêches enflammés» et «doctrines yassinistes». Le tout dans une ambiance de «révolution islamiste permanente». Mais, encore une fois, la brigade veille. Il n’est pas question de céder le moindre grain de sable aux barbus. La chasse aux maillots de bain non «réglementaires» est lancée. L’Etat se montre intraitable et finit par avoir gain de cause. Les baigneurs d’Al Adl Wal Ihssane évacuent définitivement les plages du royaume.

Echec fatal

Un autre produit de l’entreprise dirigée par Yassine échoue lamentablement. «Les universités islamistes» ne trouvent pas d’acquéreur. Les étudiants, quand ils ne se soucient de rien, ont plutôt le cœur à gauche. Et puis, l’action au sein de l’Université ne paie pas au niveau de l’impact qui demeure circonscrit dans les murs du campus. Mais là où Al Adl Wal Ihssane SA connaît son plus grand flop, c’est à la fin 2006. Après une campagne où le mouvement utilise toute la panoplie de communication moderne : effet d’annonce et teasing. Son produit phare, «Apocalypse fin 2006», est attendu par tout le monde. Il annonce la fin de la monarchie pour la nuit du 31 décembre. L’offre est médiatiquement alléchante et politiquement osée… mais un peu trop ambitieuse. Elle se révèle vite être un fiasco et porte un coup rude à la crédibilité du mouvement de Abdeslam Yassine. Aujourd’hui, la politique d’assèchement poursuivi par l’Etat à l’encontre d’Al Adl Wal Ihssane a été payante. Le mouvement n’a plus la même aura, débordé sur le plan du radicalisme par les salafistes jihadistes et concurrencé par le PJD sur le plan de la légalité. En outre, Justice et Bienfaisance n’arrive plus à renouveler son discours, se calfeutrant dans un passéisme qui rebute les cadres et dans un anti étatisme qui inquiète le simple militant. La posture de victimisation qu’a adoptée le mouvement pendant des années détourne les éventuelles recrues attirées par la phraséologie enflammée des jihadistes qui font florès sur le net. D’ailleurs, d’après les observateurs, si Al Adl Wal Ihssane ne mue pas en parti politique légal, cette mouvance sera vite vouée à la disparition… sans gloire.

Les islamistes au pouvoir

H.A

Patriarche menant sa barque, comme Noé menant son bateau chargé d’animaux, le chef Yassine est infaillible. On le vénère trop pour voir dans cette attitude une posture politique. Ses suiveurs, à part ceux qui forment sa garde rapprochée, ne sont pas politisés au sens où on comprendrait ce terme dans un environnement démocratique. Ils sont les sujets consentants d’un maître absolu qui règne avec sa famille. Ils sortent quand il leur dit de sortir et se taisent quand il veut méditer. Comment son pouvoir peut-il donc apparaître aussi fort ? A moins que ce ne soit une simple illusion d’optique. Le mouvement gesticule trop souvent pour passer inaperçu. Son chef opte pour les actions à fort impact, comme la lettre au roi par exemple. Les adlistes y voient une sorte de courage messianique qui les conforte dans leurs croyances : il n’y a de vie que celle qui existait il y a de cela quatorze siècles. Même si les cadres du mouvement essaient de montrer une certaine modernité, ils ne veulent pas que celle-ci atteigne le cœur de leur public. Ils règnent par la force de l’ignorance et savent que leur ennemi est une prise de conscience généralisée des citoyens. Le fait de déployer des énergies incommensurables pour traduire les songes du chef montre à quel point ils tiennent à ce mode de gouvernance. Maintenant, y a-t-il un avenir à ce mouvement ? Tout dépend des acteurs politiques. Si les partis arrivent à mobiliser le public autour d’idées «révolutionnaires» et de thématiques subtiles, ils parviendront à capter un peu d’audience. Ils doivent surtout élaborer des programmes favorables aux citoyens et se battre légalement pour les faire appliquer une fois au gouvernement. Ils doivent animer la vie politique et ne laisser aucun vide. Le citoyen se pose par nature des questions. Il suivra celui qui saura lui apporter ne serait-ce qu’un début de piste pour trouver la réponse. Quand le citoyen est ignorant, la superstition et le charlatanisme trouvent un bon terrain d’expansion. Par contre, quand le niveau de conscience citoyenne est élevé, la recherche des réponses aux questions tendra vers le logique, le rationnel. En somme vers des éléments concrets, loin de la métaphysique des courants islamistes. Faut-il donc craindre le mouvement d’A. Yassine ? Oui, si les partis politiques qui mobilisaient les foules dans les décennies passées continuent à agir comme de vrais clubs de riches associés pour maintenir leur prestige dans la société. Oui, si le citoyen ne trouve aucun lien logique entre la vie de nabab d’un chef de parti se prétendant encore de gauche et les discours du parti. Oui, aussi si l’Etat ne développe pas des politiques d’éducation et d’enseignement efficaces capables de combattre la superstition généralisée. Le fait de laisser encore officier des charlatans qui prétendent guérir au nom d’Allah, donne du blé à moudre aux mouvements islamistes qui prospèrent sur le terrain de la simplicité de l’esprit. La pratique de la religion doit changer. Elle est censée être un acte de dévotion, elle s’est transformée en arme révolutionnaire qui a emporté des vies innocentes. Si cela a pu se passer c’est parce que justement la religion n’a jamais été un acte social régissant la vie quotidienne. Les mosquées n’ont aucune fonction sociale. Elles restent fermées alors que le froid tue à l’extérieur des sans domicile. Elles sont fermées alors que des enfants ne trouvent pas des classes pour leurs cours. Cette absence de fonction sociale est une faveur faite aux mouvements islamistes. Ils s’en chargent à leur manière et l’Etat disparaît comme une entité inutile et incapable. Quel sera un Maroc gouverné par des Adlistes ? On a déjà une idée sur la société patriarcale qu’ils défendent. Fini le combat pour l’égalité des sexes. Le sexe sera même caché. Les femmes adlistes qui vont à la plage doivent se baigner toutes habillées alors que les hommes peuvent se mettre en maillot. Certes, ils ne porteront pas de slip, mais déjà leur torse peut susciter des réactions auprès de femmes. Rien que sur ce point, Al Adl enlève à la femme toute sensation. Comment fera-t-elle pour montrer ses sensibilités politiques sous un gouvernement islamiste ? Toute la question est là. Or les femmes marocaines sont entrées dans une phase de non retour. Personne ne les fera retourner à l’âge des cavernes. Les islamistes peuvent prendre le pouvoir, la démocratie l’exige. Cependant, ce ne sera pas une sinécure pour eux.