C’est tout sauf une surprise. Deux semaines après l’élection contestée de Mahmoud Ahmadinejad, le Conseil des Gardiens de la Constitution a décrété le 28 juin que ce dernier se succèderait bien à lui-même, le recomptage partiel des voix «ne montrant pas de changement» notable. Destiné à légitimer la victoire du très conservateur Ahmadinejad, ce recomptage n’a pourtant convaincu personne sur la scène internationale. Et encore moins en Iran où les deux candidats malheureux, Mir Hossein Moussavi, le chef du mouvement de contestation, et le réformateur Mehdi Karoubi ont refusé de participer à une opération effectuée par une institution totalement contrôlée par le Guide Ali Khamenei.
La proclamation du Conseil des Gardiens n’a fait que consacrer la fin de la récréation sifflée par ce même guide le 19 juin alors que, fait sans précédent, la mouvance réformiste tenait la rue depuis près d’une semaine. «Le peuple a choisi celui qu’il voulait (…)Je veux qu’il soit mis fin au bras de fer dans la rue», lançait Khamenei en menaçant les dirigeants réformateurs d’être «en cas de non retour, responsables pour le sang, la violence et le chaos».
Exploitation du nationalisme
C’était le signal pour que les képis et les matraques apparaissent clairement sous les turbans. Communications coupées pour empêcher les manifestants de communiquer avec les leaders du mouvement, nombreuses arrestations à Téhéran, Tabriz, Shiraz et Ispahan, déploiement massif des forces anti-émeutes, matraquage violent des manifestants par les bassidj, ces miliciens du régime amenés de toute la province à Téhéran : la terreur notamment lors de la manifestation du 24 juin – 13 morts et 100 blessés officiellement, 150 morts selon CNN – a fini par clairsemer les rangs des manifestants.
Cette répression s’est doublée de la stratégie habituelle qui consiste à exploiter le sentiment nationaliste iranien. L’Iran, ulcéré par le rôle de la BBC, a expulsé deux diplomates britanniques avant d’arrêter huit employés locaux de l’ambassade de Grande-Bretagne accusés d’avoir «joué un rôle important dans les émeutes», tandis que Khamenei condamnait les «remarques idiotes» des dirigeants occidentaux. De son côté, Ahmadinejad s’en est pris directement à Barack Obama, «espérant (qu’il) évite de s’ingérer dans les affaires de l’Iran et (qu’il) exprime des regrets»…
La peur qui gagne chaque jour du terrain a nettement ralenti les protestations de rue. Mais le Guide de la Révolution et Ahmadinejad restent néanmoins confrontés à la demande de Moussavi et de Karoubi de créer une commission de recomptage indépendante ou d’organiser une nouvelle élection.
Le mécontentement de religieux qui comptent
En dépit des menaces, de l’interdiction de son journal et de l’arrestation de la plupart de ses proches, Moussavi, qui serait en résidence surveillée, tient en effet toujours bon, épaulé par la combattivité de son épouse. Et cet ancien Premier ministre de la République islamique a même réitéré son appel à la poursuite du mouvement de contestation «dans le cadre de la loi et du respect des principes de la révolution islamique» pour bien signifier qu’il ne contestait pas le régime.
Moussavi et Karoubi ne sont pas seuls à refuser de se taire, même si Mohsen Rezaï, le troisième candidat malheureux et ancien chef des gardiens de la révolution, a jeté l’éponge. Plusieurs voix certes isolées, mais qui comptent au sein du régime, contestent l’évolution de la situation. Le grand ayatollah Ali Montazeri a appelé les Iraniens à poursuivre leur mouvement. «Si le peuple ne peut pas revendiquer ses droits légitimes dans des manifestations pacifiques, la montée de la frustration pourrait détruire les fondations de n’importe quel gouvernement, aussi fort soit-il», a-t-il déclaré depuis la ville sainte de Qom où il est en quasi-résidence surveillée depuis des années. L’ex-procureur de Téhéran, Moussavi Tabrizi, a estimé que «réprimer le peuple était une pratique du Taghout». De son côté, Ali Larijani, le président du Parlement et proche du Guide, concédait qu’une «grande partie des gens ont perçu le résultat comme différent du résultat annoncé». Mais surtout Larijani, et plus d’une centaine de parlementaires, n’ont pas participé à la réception fêtant la victoire du président Ahmadinejad…
La peur d’une dynamique incontrôlable
Autant dire que si l’heure est à la normalisation, la crise qui secoue le régime n’est pas réglée. Si les adversaires de Ahmadinejad n’ont jamais remis en cause la légitimité du régime islamique, l’exigence des jeunes et des femmes de plus de libertés, la corruption, l’échec économique de Ahmadinejad, la demande du grand acteur économique qu’est le bazar d’une meilleure gestion de l’économie et l’isolement international de l’Iran ont fédéré les oppositions.
Que les deux candidats réputés réformistes soient des fidèles du régime n’a pas suffi à empêcher les plus radicaux de redouter l’émergence d’une dynamique de changement incontrôlable en cas de victoire de Moussavi. Surtout que ces candidats n’ont pas caché la nécessité de négocier avec les Etats-Unis et que Moussavi était soutenu et financé par l’insubmersible Ali Akbar Rafsandjani, l’un des piliers du régime, battu à la présidentielle de 2005 par Ahmadinejad. Du coup, le chef des Gardiens de la révolution avait mis en garde, avant le scrutin, contre les risques d’une «révolution de velours» analogue à celle qui balaya le communisme en Tchécoslovaquie.
La volonté des plus fondamentalistes d’étouffer dans l’œuf ce processus explique la fraude électorale massive qui s’est apparentée à un coup de force des ultras… qui a, lui-même, encore aggravé les dissensions au sein de l’establishment religieux. Cette fracture, la plus profonde depuis la révolution islamique de 1979, pourrait d’ailleurs expliquer que le système ait confié la répression aux bassidj plutôt qu’à des gardiens de la révolution ou à une armée qu’on pouvait craindre assez divisés pour hésiter à mater la rue.
Alliance de raison entre le Guide et Ahmadinejad
Les deux camps peuvent-ils se réconcilier? La répression et la déclaration de guerre du Guide aux réformateurs indiquent que le régime se referme sur lui-même. Khameneï et Ahmadinejad, dont la défaite électorale ne signifie pas l’absence de popularité, ont certes reconduit une alliance de raison. Mais rien ne dit que celle-ci soit durable. D’autant que le gouvernement d’Ahmadinejad aura beaucoup de difficultés à obtenir un vote de confiance de la majorité parlementaire.
La prudence de la première intervention de Rafsandjani, dont le silence assourdissant a été très remarqué, pourrait en outre indiquer que rien n’est tranché et qu’il se pose en médiateur. Il n’a en effet ni récusé le Conseil des gardiens ni entériné la victoire d’Ahmadinejad, comme l’avait fait le Guide avant même la publication des résultats.
Si tout porte à croire que, dans l’ombre, les religieux continuent à discuter, une seule chose est sûre. Cette crise aura mis à mal les deux piliers d’une République islamique basée sur le velayat-el faghih, l’autorité absolue du Guide, et sur la légitimité du vote. Or Ali Khamenei a perdu de sa légitimité en ne restant pas au-dessus des partis, tandis que le scrutin du 12 juin aura été le plus contesté des trente ans d’histoire de la République islamique. De quoi transformer une théocratie autoritaire, mais tolérant quelques espaces de liberté, en démocrature coupée d’une bonne partie du peuple.