Ce n’est pas une divine surprise, mais plutôt une partie extraordinairement serrée où la dynamique entre la rue et les dirigeants de l’opposition s’est inversée. Pour la première fois depuis un mois, les Iraniens ont pu à nouveau manifester par dizaines de milliers dans l’enceinte et autour de l’université de Téhéran ce 17 juillet. Un come back spectaculaire après que la répression et la peur ont nettement ralenti le rythme et l’ampleur des protestations suscitées par la réélection contestée du président Ahmadinejad.
Au lendemain du scrutin présidentiel du 12 juin, c’est la rue qui avait littéralement «porté» la contestation contre la fraude menée par Mir Hossein Moussavi, le candidat réformateur malheureux. Aujourd’hui, le mouvement semble au contraire «accompagner» et s’appuyer sur la fracture sans précédent apparue au sommet du régime depuis l’avènement de la République islamique en 1979. Et c’est ce qui complique la normalisation voulue par Ahmadinejad et par le Guide Ali Khameneï.
«Le régime a perdu la confiance du peuple»
Pour une opposition désorganisée et terrorisée par la répression des bassidj, les milices du régime, il aurait été quasi impossible de réoccuper la rue si une guerre féroce et quasi ouverte ne se déroulait pas au sommet de l’Etat. C’est en effet à la faveur de la conduite de la prière du vendredi – symbolique politico-religieuse inhérente à la République islamique – par l’un des piliers du régime, l’ex-président Rafsandjani, que les Iraniens ont pu occuper à nouveau la rue. Ce dernier n’est pas seulement l’ennemi juré de Mahmoud Ahmadinejad qui l’avait battu lors du scrutin présidentiel de 2005. Financier de la campagne de Mir Hossein Moussavi, Rafsandjani dirige deux institutions clés du pays, le Conseil de discernement et l’Assemblée des experts qui a le pouvoir théorique de destituer le Guide.
Sa première intervention publique était donc très attendue. Les dizaines de milliers de participants qui se sont pressés à son prêche n’ont pas été déçus. Rafsandjani s’est certes abstenu de toute attaque frontale contre Ahmadinejad. Mais il a affirmé que le régime traversait une «crise», qu’il avait, «dans une certaine mesure, perdu la confiance du peuple» et que celle-ci «ne serait pas rétablie en une nuit ou deux».
Rafsandjani s’abrite derrière Khomeiny
Mieux… ou pire pour Ahmadinejad et Khameneï. L’ex-président s’est revendiqué de sa légitimité de compagnon de la première heure du fondateur de la République islamique pour dénoncer la fraude. «Un grand nombre de gens ont dit qu’ils avaient des doutes sur le scrutin, a-t-il dit. Nous devrions travailler à répondre à ces doutes (…) L’imam Khomeiny pensait que la légitimité de la révolution devait se baser sur la religion et la République (le bulletin de vote, ndlr)».
C’est toujours en s’abritant derrière Khomeiny qu’il a aussi condamné l’attitude des forces de l’ordre. «L’imam Khomeiny ne voulait pas l’emploi de la terreur ou des armes, même dans le combat [pour la révolution]», a-t-il lancé en appelant à «libérer» tous les Iraniens arrêtés depuis le 12 juin. «Allah Akhbar», «Mort au dictateur», «Mort à la Russie» (qui a reconnu Ahmadinejad) lui ont répondu les participants enthousiastes en scandant des slogans en faveur de Moussavi.
Certes la police anti-émeute et les bassidj ont vite tenté de les disperser, multipliant les arrestations. Mais cette première grande réapparition publique de l’opposition a montré qu’elle n’était pas morte, même si affaiblie par la répression et sans organisation en raison de l’arrestation de la plupart des dirigeants du camp réformateur.
Un défi au Guide
Dans ce rapport de force inégal, le «mouvement vert» – comme il se nomme lui-même pour signifier qu’il ne remet pas en cause la légitimité du régime islamique – cherche en réalité d’autres formes de contestation que la rue. Encouragé par la fermeté de Moussavi qui tente de créer un nouveau parti, il a réussi à susciter une solidarité inhabituelle au sein de la société : le 17 juillet, les automobilistes ont ainsi tenté de protéger la fuite des manifestants en bloquant la circulation et en klaxonnant. Mais son meilleur allié reste Internet. Transmettant mots d’ordre et consignes, la toile permet aussi de diffuser photos, noms, adresses et téléphones des membres des bassidj ou des gardiens de la révolution soupçonnés d’avoir tué ou blessé des manifestants…
Le mouvement utilise en fait toutes les brèches possibles pour manifester . Et les dissensions au sein de l’establishment religieux en sont la principale, même si le régime est encore solide. L’opposition l’a bien compris en participant massivement à la prière du 17 juillet. En dépit de sa prudence légendaire, Rafsandjani y a fait preuve, lui, d’une grande habileté. Tout en appelant à l’unité, il s’est interrogé sur la validité du vote et a refusé – défi patent à Khameneï – d’incriminer des «puissances étrangères» dans les événements sanglants qui ont suivi le scrutin. Ultime finesse : il a souligné qu’il ne parle pas «seulement» à titre personnel, mais après avoir consulté des membres du haut clergé et qu’il dispose même d’une «solution» débattue au sein de l’Assemblée des experts et du Conseil de discernement. Rafsandjani s’est en effet beaucoup dépensé pour obtenir le soutien des milieux religieux, notamment de la ville sainte de Qom, où il a rencontré le représentant du grand ayatollah Ali Sistani, la plus haute sommité du chiisme qui réside à Najaf en Irak.
Le risque du huis clos
L’ex-président iranien semble ainsi se poser comme un recours possible, voire d’acculer le Guide à la démission. Dans cette partie serrée et complexe, la partition semble en tout cas bien réglée. Deux jours après le prêche de Rafsandjani, les partisans de l’ex-président réformateur, Mohammad Khatami, ont eux aussi réclamé la «libération des personnes arrêtées» et l’organisation d’un référendum, estimant que des «millions d’Iraniens ont perdu confiance dans le processus électoral».
Si rien ne dit que cette offensive empêchera Ahmadinejad de se succéder à lui-même, elle n’est pas non plus de nature à renforcer le système. L’autorité du Guide est sérieusement écornée pour avoir commis une grave erreur : outrepasser son rôle d’arbitre en prenant fait et cause pour le président contesté. Mal réélu, ce dernier est aussi très affaibli.
Du coup, la normalisation bute sur un gros obstacle : la persistance de la crise au sommet de l’Etat qui contribue à ébranler la légitimité du système, alors que, paradoxalement, les adversaires d’Ahmadinejad n’ont jamais remis en cause le bien fondé du régime islamique ! Un espoir pour l’opposition. A condition que l’oubli de la communauté internationale n’aide pas Ahmadinejad à instaurer le huis clos qui étoufferait le «mouvement vert».