C’est un pavé dans la loi du silence régissant les relations franco-algériennes que vient de lancer un général français, ex-attaché de défense à Alger, François Buchwalter dans une affaire qui suscita une immense émotion en France et en Algérie: l’assassinat en 1996 en pleine guerre civile algérienne des sept moines français de Tibéhirine attribué officiellement aux Groupes islamistes armés (GIA). La volonté de cet officier, à la retraite aujourd’hui, d’être en paix avec lui-même et la détermination d’un juge anti terroriste, Marc Trévidic, vont peut-être permettre la levée du secret défense sur cette affaire étouffée depuis treize ans par trois raisons d’Etat, en France, en Algérie et au Vatican.
Entendu le 25 juin par le juge Trévidic, François Buchwalter, qui fut en poste à Alger entre 1995 et 1998, confirme un soupçon déjà ancien : les religieux n’ont pas été tués par les GIA mais par l’armée algérienne au cours d’un ratissage, que Paris avait instamment demandé à Alger d’éviter afin de ne pas mettre leurs vies en danger. Les services algériens seraient en outre à l’origine de la mise en scène macabre attribuée elle aussi aux GIA : la décapitation, pour mieux suggérer un crime islamiste, des religieux dont seules les têtes ont été retrouvées sur une route deux mois après leur rapt.
Les moines vus dans une caserne
C’est par des liens d’amitié noués avec certains de ses homologues algériens formés comme lui à Saint-Cyr que Buchwalter, ancien du SDECE puis de la DGSE, a pu connaître une partie de la vérité. Peu après les obsèques des moines, l’un de ces officiers algériens – dont il tait le nom pour préserver sa sécurité – lui avait confié que son frère, qui pilotait un hélicoptère lors d’une mission entre Blida et Médéa au plus fort de la guerre civile, avait tiré sur un bivouac islamiste dans la plaine de la Mitidja. Mais celui-ci abritait aussi les moines enlevés deux mois avant à Tibéhirine.
La thèse d’une «bavure» militaire n’est pas nouvelle. Plusieurs militaires dissidents algériens ainsi qu’un déserteur Abdelkader Tigha avaient déjà mis en cause l’armée algérienne. Accablantes, les révélations de ce dernier contribuèrent à la plainte déposée par l’une des familles des moines. Ce déserteur affirmait avoir vu les moines arriver le 26 mars 1996, peu après leur enlèvement, dans une caserne de Blida qui fut le haut lieu de la manipulation des groupes islamistes en Algérie…
Le père Armand Veilleux, dépêché à Alger par l’ordre des Cisterciens après l’enlèvement, livra lui aussi des informations troublantes. Il devra batailler ferme avec Mgr Teissier, l’évêque d’Alger et avec Michel Lévêque, l’ambassadeur de France à Alger pour voir leurs corps. «Ce serait un déshonneur pour l’Algérie», lui avait alors affirmé l’ambassadeur en lui demandant de «garder le plus grand secret» quand le Père Veilleux apprendra que les cercueils ne contenaient que les têtes.
Loi du silence
En dépit de ces accusations anciennes, l’audition de François Buchwalter, publiée en partie par Le Figaro et le site Média Part, constitue une avancée significative sur les circonstances de la mort des moines qu’Alger et Paris attribuent contre vents et marées aux GIA. Mais ce n’est pas l’essentiel des révélations du général à la retraite. Celui-ci apporte des précisions sur deux points capitaux : la loi du silence imposée par la France et son ambassadeur Michel Levêque. «C’est difficile pour moi (de parler) car c’est une chose dont on m’avait demandé de ne pas parler», raconte Buchwalter au juge. A l’époque, il avait cependant rendu compte par écrit du mitraillage des moines au ministère de la Défense, à l’état-major des armées et à l’ambassadeur de France. «Il n’y a pas eu de suites, assure-t-il. Ils ont observé le black-out demandé par l’ambassadeur». Il soulève un autre point capital : l’assassinat, deux mois après celui des trappistes, d’un autre religieux l’évêque d’Oran Mgr Claverie qui, dit-il, «pensait à l’implication du pouvoir algérien» dans cette affaire. Une manière de confirmer ce que plusieurs responsables français admettent souvent en privé, à savoir qu’Alger avait «autant d’intérêt que les islamistes à l’éliminer, mais que la sophistication de l’attentat faisait plutôt pencher en faveur de la première hypothèse».
Guerre de l’ombre
En réalité, c’est la vraie nature des GIA, l’un des groupes terroristes les plus opaques, leur autonomie à l’égard des «services» algériens et la personnalité de leur chef de l’époque Djamel Zitouni, qui sont au cœur du problème. Tout indique que ce dernier avait été retourné par les services secrets algériens dans la guerre de l’ombre qui s’est jouée au cours de la décennie 90 dans des maquis où aucun journaliste étranger n’a jamais pu se rendre. Si des «combattants» ont alors beaucoup tué au nom de Dieu, les services secrets les ont aussi infiltrés et instrumentalisés à grande échelle. Une situation décrite par l’ex-colonel dissident Mohamed Samraoui lors de son audition devant le tribunal qui jugeait, en 2002 à Paris, une plainte en diffamation du général Nezzar, l’un des ex-hommes forts du régime algérien. «Arrivé à un certain point, on ne maîtrisait plus les groupes qu’on avait constitué ou infiltré et comme il y avait plusieurs structures de sécurité qui en créaient, on ne savait plus à qui appartenaient ces groupes, si c’était ou non un groupe ami… Voilà la pagaille à laquelle on avait abouti». C’était l’époque où les autorités algériennes, confrontées à une guerre où elles ne parvenaient pas à faire basculer la population en leur faveur, faisaient tout pour diaboliser les groupes armés, les manipulant pour tuer notamment intellectuels et journalistes. Des attentats ou des massacres ont aussi été souvent utilisés par les différents clans du pouvoir pour s’affaiblir mutuellement.
Des moines trop encombrants ?
Dans le chaos de cette guerre, les moines de Tibéhirine étaient par ailleurs devenus des témoins gênants. Juché dans la Mitidja, leur monastère leur permettait de tout voir, de tout savoir des dessous de la guerre qui se déroulait dans cette zone alors parmi les plus violentes du pays. Leur rapt les a rendus encore plus gênants. Nombre de responsables français de l’époque admettaient ainsi qu’Alger «n’avait pas intérêt à ce qu’ils sortent vivants». Très avertis de la situation, ils auraient pu donner de précieuses indications sur des questions délicates : leur enlèvement résultait-il d’une manipulation des islamistes ? S’agissait-il d’une opération montée dès le départ par les services secrets ? Que s’était-il passé pendant les deux mois de leur séquestration ? Leur mort résulte-t-elle d’une réelle bavure ou ont-ils été abattus parce qu’ils devenaient trop gênants ?
C’est pour répondre à ces questions que Me Patrick Baudoin, avocat de l’une des familles, réclame la levée du secret défense. Nicolas Sarkozy a répondu avec célérité qu’il «(le) lèverait sur tout document que nous demandera la justice», affirmant être «déterminé à ce que la lumière soit faite (…) les relations entre les grands pays s’établissant sur la vérité et pas sur le mensonge». Comme si pour Paris, il devenait par trop difficile de ne pas réagir compte tenu de la crédibilité et de la précision de François Buchwalter.