La veille des élections du 7 septembre 2007, une association basée à Nador a publié une liste de quatre candidats aux élections qui s’étaient enrichis grâce au trafic de drogue. Deux d’entre eux étaient candidats sous les couleurs d’un parti de gauche. Toute la bande a été élue. On est bien loin du modèle capitaliste ou libéral défendu par des politiciens qui viennent du monde des affaires, de la finance ou de l’entreprise. Même si plusieurs partis politiques affirment dans leur littérature défendre le libéralisme et la libre entreprise, ils n’ont pas réussi à recruter les représentants dignes de ce milieu.
Mohamed Ziane, secrétaire général du Parti libéral, qui affirme défendre l’économie de marché et la libre entreprise ne compte dans son parti aucune grosse pointure du capitalisme marocain. Même constat chez l’Union Constitutionnelle, le parti libéral créé au début des années quatre-vingt pour contrer l’hégémonie de l’Istiqlal et l’USFP. Abderrahim Lahjjouji et Ali Belhaj ne sont guère mieux lotis. Seul le RNI a pu réunir, dès sa création, une dizaine de «capitalistes». « Le vrai problème au Maroc est que les partis qui prétendent défendre la libre entreprise n’ont pas pu défendre les hommes d’affaires dans des moments de crise, comme c’était le cas lors de l’opération dite d’assainissement. Ils n’ont pas bougé. Seul Abderrahim Lhajjouji, alors patron de la CGEM, avait réagi », rappelle Mustapha Miftah, membre du bureau politique du Parti Socialiste Unifié (PSU). Plus encore, la concession de la gestion déléguée d’eau et d’électricité à Rabat et Casablanca qui s’était faite sans appel d’offre, n’a suscité aucune réaction de la part de ces mêmes partis. Dans une situation politique normale, ils auraient du défendre le principe de la concurrence, ajoute M. Miftah qui estime que le Maroc ne dispose pas de partis politiques libéraux qui soient indépendants de l’état». Selon Mustapha Miftah, si les hommes d’affaires sont sous-représentés dans les partis politiques, c’est essentiellement parce que l’action politique a été synonyme de risque de confrontation avec les pouvoirs public. « En général, les hommes d’affaires préféraient rester loin des problèmes ». Une question se pose donc. Pourquoi des partis comme l’Union constitutionnelle, le Parti libéral ou Forces Citoyennes n’ont pas pu attirer les représentants du monde de l’entreprise ?
Deux mondes different
Au Sahara, les élections législatives et municipales sont la chasse gardée des notables. Deux grandes familles se partagent la carte politique. L’argent est le nerf de la guerre et au Sahara. Etre notable, c’est un capital symbolique conjugué à celui de l’argent et de l’influence. C’est pour cela que même les partis de gauche qui veulent avoir une place au soleil au Sahara font appel à des notables pour récoler des sièges. C’est le cas de l’USFP avec Hassan Derhram et de l’Istiqlal avec Hamdi Ould Errachid. Selon Saloua Karkri Belkeziz, directrice d’une entreprise d’informatique, présidente fondatrice de l’Association des femmes chefs d’entreprise du Maroc (Afem), membre du conseil d’administration de l’Agence nationale pour la promotion des PME et députée USFP, «après avoir passé 20 ans dans le monde de l’entreprise et une année comme députée, j’ai découvert que les deux mondes restent très loin l’un de l’autre et ne parlent pas le même langage». C’est tellement manifeste, précise-t-elle, que lors des réunions, hommes d’affaires et politiques se critiquent sans retenue». Lors de la discussion de la loi de finances 2008, la tension est montée lorsque la question de la révision à la baisse du taux d’imposition des établissements financiers a été débattue à la commission des finances.
Pour la majorité des Marocains, les hommes d’affaires ne se bousculent aux portillons des partis politiques que lors des élections, certains voient dans cette attitude d’autres objectifs inavoués
Une classe aux orders
On a tendance à transposer la réalité européenne au cas marocain. Pour le professeur Driss Benali, l’itinéraire de l’homme d’affaires marocain ne reflète aucune autonomie par rapport au pouvoir. Plus encore, c’est ce dernier qui a créé les «entrepreneurs», notamment avec la marocanisation, précise-t-il. Ce n’était un secret pour personne, Hassan II tenait à cette catégorie de citoyens surtout après la deuxième tentative de coup d’Etat. Etant donnée, la situation politique de l’époque, l’Etat ne voulait pas seulement des entrepreneurs, mais des entrepreneurs domestiqués et sages, qui obéissent au doigt et à l’œil, souligne D. Benali. Le cas de l’ancien président de la Confédération générale marocaine des entreprises marocaines, Hassan Chami, est emblématique. Un autre cas l’est tout aussi bien. Celui de l’entrepreneur qui a construit l’autoroute Casablanca-Rabat. L’Etat lui réclamait des impôts alors qu’il lui était redevable du montant des travaux. L’entrepreneur a été sévèrement et hautement admonesté. Il y a laissé son entreprise, puis la vie peu de temps après. Quant à Hassan Chami, son cas est plus récent et plus choquant, puisque le Maroc avait déjà rompu (sur le papier) après les années de plomb économique. Il a fait des déclarations jugées trop libres, ce qui lui a valu une mise sur le carreau plus sévère que celle infligée au constructeur d’autoroutes. Depuis, Hassan Chami a retrouvé le calme.
C’est l’Etat qui a fait cette classe d’entrepreneur et il n’aime pas être désobéi, commente D. Benali. Le Maroc veut bien avoir «sa classe» d’entrepreneurs, mais il n’est pas disposé à lui accorder l’autonomie nécessaire à son épanouissement. C’est pourquoi, certains hommes politiques choisissent d’entrer en politique et certains arrivent à se rapprocher des cercles du pouvoir. Pour le professeur Benali c’est une tactique défensive qui permet de sauvegarder ses intérêts. Le système makhzénien a été perfectionné avec Driss Basri. Il a démontré, grâce à la campagne d’assainissement, qui a laissé de profondes cicatrices, à quel point l’Etat peut faire du mal aux entrepreneurs indélicats. Est-ce fini? Pas du tout.
Il n’en reste pas moins que certains hommes d’affaires, très influents sur le plan de l’économie nationale et parfois même internationale, ont pris la décision de rester en dehors de la politique. Si celle-ci est perçue comme le service de la nation, en tant qu’entrepreneurs, ils servent déjà bien de là où ils sont. Ils auraient surtout besoin de temps. Mohamed Bensalah, le président du groupe estime qu’il s’agit d’abord d’un choix individuel. Si lui, par exemple ne fait pas de politique, c’est qu’il manque de temps. Cependant, souligne-t-il, «nous aussi nous faisons de la politique, mais autrement, c’est de la politique économique. On contribue tous au sens large au champ politique». C’est le même choix qu’a fait Saida Amrani, la fille de l’ancien Premier ministre et toujours homme d’affaires très discret. Par contre, d’autres ont trouvé leur bonheur dans la politique. Mohamed Sajid, maire de Casablanca, Mohamed Sentissi, maire de Salé. On trouve des hommes d’affaires politiques même dans le PJD. Belkora est président du Conseil de Meknès ce qui ne l’a pas empêché, au contraire, de poursuivre le développement de ses affaires.