Istanbul/Islamabad – L’évolution politique du Pakistan et de la Turquie se trouve à un carrefour. En Turquie, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), et au Pakistan le Parti du Peuple (PPP), élus démocratiquement, dominent la présidence et le Parlement, ce qui, à l’évidence, les place, dans l’histoire de chacun de ces deux pays, parmi les gouvernements élus les plus solides. Tant le PPP que l’AKP se sont engagés à promouvoir les réformes politiques et économiques si nécessaires, mais leur sincérité et leur aptitude à assumer ces initiatives sont vraiment très contestées.
La trajectoire politique de ces deux pays jette une lueur sur certaines dynamiques politiques dans les pays musulmans. On mentionne souvent la Turquie comme un exemple unique de démocratie laïque dans le monde musulman. A l’autre bout de l’éventail laïc se trouve le Pakistan, pays fondé sur des principes qui renvoient à la démocratie musulmane.
Depuis leurs indépendances, la politique de chacun des deux pays a été dominée par de grosses armées dont le pouvoir économique et social disproportionné a été un obstacle important à la démocratisation.
C’est en 1923 que Mustafa Kemal Ataturk a institué la république turque, mettant fin à plus de six siècles de gouvernement ottoman. Mais, si la nouvelle république a été prompte à adopter de nombreux aspects culturels d’un pays occidental, la création d’un pouvoir politique démocratique s’est révélée beaucoup plus difficile.
Même après la transition, en 1946, vers un système politique pluripartite, les militaires ont gardé leur mainmise sur la politique turque, comme gardiens autoproclamés de la démocratie et de la laïcité. Ce statut leur a permis de légitimer leurs interventions, si bien que la Turquie a connu des coups d’Etat militaires en 1960, 1971 et 1980, sans oublier le simili-coup de 1997 et de nombreuses tentatives avortées.
Chacune de ces interventions militaires, qui a duré de un à trois ans, n’a pas moins continué d’imposer son pouvoir sur la sphère politique bien au-delà.
Le Pakistan, pour sa part, fut créé en 1947, pour assurer une patrie indépendante aux musulmans du sous-continent indien. Bien que son fondateur, Muhammad Ali Jinnah, ait conçu le Pakistan comme une démocratie musulmane moderne, et non comme un Etat théocratique, le rôle de la religion dans les affaires publiques a été mal défini à l’époque de l’indépendance. Le fait est que la question du degré d’”islamicité” du pays fait toujours débat dans la sphère politique.
Tout comme en Turquie, l’armée pakistanaise, a vite fait, après l’indépendance, de prendre le contrôle des affaires publiques. C’est ainsi que le pays a subi quatre coups d’Etat militaires et a passé le plus clair des 60 années d’indépendance sous un gouvernement militaire.
Les premières années de la Turquie kémaliste ont été marquées par quelques-unes des mesures les plus radicales visant à éliminer l’islam de la vie publique, comme l’interdiction faite aux femmes de porter le foulard et la fermeture des madrassas. Bien que certaines restrictions à la pratique religieuse se soient relâchées par la suite, le rôle de l’islam dans la vie publique reste en Turquie l’objet d’un débat radicalisé à l’extrême.
En juillet 2007, la majorité AKP fut reconduite. Cette réussite électorale d’un parti islamique modéré, pro-occidental, politisé, a été l’épreuve décisive de la démocratie turque. L’AKP a eu beau s’engager à maintenir les traditions laïques, ses racines religieuses l’ont rendue abominable pour l’institution militaire.
En mars 2008, la Cour constitutionnelle turque a jugé recevable une demande d’interdiction de l’AKP. Certes, la Cour devait finir par refuser l’interdiction du parti, mais le procès fut salué par l’institution militaire. Il n’en a pas moins soulevé un beau tollé dans la société civile turque.
En avril dernier, après la désignation d’Abdullah Gül, membre de l’AKP, à la présidence, l’armée a dénoncé publiquement la montée des sentiments religieux dans le pays, en lançant un avertissement : elle n’hésiterait pas à défendre les principes laïcs du pays. Ce que de nombreux commentateurs ont interprété comme une menace à peine déguisée d’un quatrième coup d’Etat, et comme un rappel énergique de la méfiance de l’armée à l’égard d’un parti politique qui avait rassemblé environ 46 % des voix.
Alors que la Turquie se battait pour instituer un nouvel ordre laïc, par l’élimination des tendances religieuses, le Pakistan s’efforçait de forger un sentiment national fondé sur l’idéal d’une nation musulmane. Ainsi, l’existence de l’islam dans la politique pakistanaise est un prolongement naturel, quoique contesté, de sa fondation. Dans les années 80, à l’époque du gouvernement militaire, la politique du général Zia ul Haq, dans le sens d’une “islamisation” conduite par l’Etat, en appelait au droit religieux du Pakistan, et visait à réorganiser les institutions du Pakistan pour constituer un Etat islamique.
Mais, dans les deux pays, les efforts de l’Etat pour définir le rôle de l’islam dans la politique et la société n’ont pas été sans susciter une contestation. Dans les deux dernières décennies, il y a eu une mobilisation populaire de l’islam politique en Turquie, malgré les restrictions apportées par l’Etat.
Au Pakistan, les partis islamiques qui voulaient affirmer le rôle politique de l’islam, n’ont pas été capables d’influencer de manière significative le résultat des urnes, en dépit des efforts réitérés de l’Etat pour les récupérer. Ils ont pourtant grandement bénéficié du soutien de l’Etat, en particulier pendant les gouvernements militaires. En réalité, le général Pervez Musharraf qu’on considérait en Occident comme un allié laïque dans une région instable, s’était lui aussi rallié à une coalition de partis politiques religieux, dans une surenchère pour trouver une légitimité politique.
Il importe, pour renforcer ces démocraties naissantes, de manière à ce qu’elles ne répètent pas les erreurs du passé, que les mandats politiques de l’AKP et du PPP soient respectés.
Ces deux partis, et quels que soient leurs défauts, ont besoin de s’engager dans un processus politique continu. Pour les deux pays, le problème le plus crucial est de renforcer des institutions indépendantes, comme des médias libres, une justice indépendante et une société civile prompte à tirer l’alarme, capable de tenir tête aux gouvernements élus, à leur demander des comptes et à s’assurer que ceux-ci fonctionnent dans le cadre de la constitution. C’est un rôle que l’armée a beaucoup trop longtemps monopolisé.