La francophobie américaine

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La francophobie américaine

La France et les Etats-Unis continuent à diverger sur l’attitude à avoir devant le danger potentiel que représente plusieurs pays. Tout comme les deux pays sont totalement ou partiellement en désaccord sur des sujets aussi divers que la politique d’Israël, l’attitude à avoir à l’égard de la répression russe en Tchétchénie ou la construction d’une Europe de la défense. Le Point, qui avait relancé, dès l’été, le débat de ces divergences transatlantiques à l’occasion de la parution du livre de Jean-François Revel « L’obsession anti-américaine », y apporte aujourd’hui un élément nouveau. Il a l’intérêt de montrer que la méfiance française à l’égard des Etats-Unis a son symétrique à Washington avec ce que Simon Serfaty, politologue américain du Centre d’études stratégiques de Washington, appelle la « francophobie américaine ». Sous ce titre, il publie pour le compte du Centre français sur les Etats-Unis un essai dont nous publions ici quelques passages significatifs.

«Un « mal français » existe aussi aux Etats-Unis. Il consiste à identifier toute obstruction à la politique américaine comme inévitablement inspirée par la France. Goethe aimait présenter ses compatriotes allemands comme un peuple qui « complique tout, pour eux et pour le reste du monde ». Les Français sont plus nuancés. Ils ont perdu l’habitude de compliquer leurs propres affaires, mais ils ne se privent pas de rendre la vie difficile aux autres, en premier lieu les Etats-Unis. Ils seraient tellement susceptibles, dit la complainte américaine, qu’il faudrait être prêt à s’excuser d’avoir un avis différent du leur – et se faire pardonner de ne pas être français. Ces réticences françaises auront sans aucun doute soulevé bien des obstacles à l’exercice du leadership américain en 1919, après 1945 et depuis 1991.

La France compte-t-elle encore? Richard Perle, héritier intellectuel du légendaire sénateur Scoop Jackson et parrain de la nouvelle droite qui amena Ronald Reagan à la Maison-Blanche, y répond d’une façon plutôt brutale. La guerre froide étant achevée, « nous devrions peut-être nous arrêter de gâter les Français », écrit-il.

Richard Perle est plus acerbe que la plupart de ses collègues, mais la pensée qu’il exprime, assez répandue, n’est pas nouvelle. Il existe à Washington, depuis toujours ou presque, une tendance antifrançaise. Elle est apparue au Département d’Etat après le désastre militaire de mai-juin 1940, lorsque l’armistice français fut considéré comme une paix séparée qui précipita l’entrée en guerre des Etats-Unis. L’image de la France devait empirer avec l’intransigeance de Charles de Gaulle pendant la guerre, avec le poids du Parti communiste après la Libération, avec le débat sur le réarmement allemand et la décolonisation au début de la guerre froide, et surtout avec les nombreuses confrontations des années 60. Ce sont ces « fautes » gaulliennes, en particulier, fautes pour lesquelles aucune rédemption n’est possible, qui ont laissé les cicatrices les plus profondes. La fin de la guerre froide ayant confirmé la validité de la stratégie américaine par rapport aux thèses françaises, ce serait à Paris de « s’excuser ». Cette attente aura influencé la réaction américaine lors du débat sur le commandement Sud de l’Otan, en 1997 : pourquoi concéder quoi que ce soit aux Français pour revenir dans une organisation qu’ils n’auraient pas dû abandonner? demandaient alors Steve Cambone, Steve Hadley et Dov Zakheim, tous trois pourtant relativement favorables à la France, et depuis recrutés dans l’équipe de George W. Bush.

Richard Perle jouit de nombreux admirateurs dans l’actuelle administration – leurs convictions ayant servi leurs ambitions : John Bolton, secrétaire adjoint au Département d’Etat et ancien collègue de Richard Perle à l’American Enterprise Institute (AEI), un centre de recherche conservateur à Washington ; Doug Feith, l’homologue de John Bolton au Pentagone, qui travaillait pour Perle sous l’administration Reagan ; Peter Rodman, un protégé de Henry Kissinger, nommé secrétaire adjoint à la Défense pour la Sécurité internationale.

« Envieux et nostalgiques », remarquait-il en août 2000, les Français ne recherchent jamais l’unité européenne « pour soutenir une position américaine, mais pour s’y opposer ». De ce fait, « la direction exclusive de l’intégration politique et économique en Europe est, depuis quelque temps, l’antiaméricanisme ». Le projet d’une politique commune de défense et de sécurité est, selon John Bolton, particulièrement dangereux ; il impliquerait « la fin de l’Otan, telle que nous la concevons ». A Saint-Malo, en décembre 1999 (NDLR : sommet franco-britannique qui a fait progresser la coopération militaire entre les deux pays), il réduisait la contribution de Jacques Chirac à « un discours provocateur antiaméricain ».

Pour sa part, Peter Rodman se dit troublé par « l’acharnement » des Européens « à rétablir la multipolarité » dans un ordre international qu’ils croient menacé par l’hégémonie américaine. Voilà, selon lui, le « problème structurel » hérité de la guerre froide. En mars 1999, devant la sous-commission des Affaires européennes du Sénat, il remarquait : « Depuis l’effondrement de l’Union soviétique et la confirmation des Etats-Unis comme superpuissance unique, l’Europe a accéléré son processus d’intégration en grande partie afin de construire un contrepoids à ce qu’elle considère comme une domination américaine. » D’autres pays en Europe partagent cette opinion, estime-t-il, mais aucun d’entre eux ne l’exprime avec « plus d’enthousiasme » que la France. Et d’ajouter : « Au lieu de suivre allègrement notre leadership, les Européens cherchent à faire obstacle à notre prédominance. » Quant à la PESC (Politique étrangère commune de l’Union européenne), son but est « de faire de l’Europe l’égale des Etats-Unis (…), de rendre l’Europe autonome, de créer une Europe plus indépendante vis-à-vis des Etats-Unis ». Ce souci d’égalité et d’indépendance, ce refus d’accepter « allègrement » la puissance américaine annoncent un contrepoids européen d’autant plus menaçant que « les Français l’expriment, comme d’habitude, dans les termes les plus mélodramatiques ».

Peter Rodman craint que les critiques françaises s’étendent à « nos alliés plus bienveillants », à savoir la Grande-Bretagne. Il estime pourtant que la majorité des Européens sont si peu disposés à augmenter leurs budgets de défense ou (avec quelques exceptions) à prendre les mesures requises pour la modernisation de leurs armées que « leur capacité d’entreprendre indépendamment une action militaire ne devrait pas voir le jour dans les prochaines décennies ». Ainsi condamnée à l’impuissance, l’armée européenne est une fantaisie qui, au mieux, ne servira aucune fonction, bien que, au pis, elle puisse chercher à éroder la prépondérance américaine jusqu’à ce que son caractère frauduleux soit révélé. Bien sûr, admet Peter Rodman, il n’y a rien d’idéal dans la perspective d’un échec, et il serait préférable de s’assurer que « l’Europe se renforce, améliore ses capacités de défense à l’intérieur de la structure de l’Alliance ». Mais, tant que cette dernière condition n’est pas garantie, une Europe plus faible et moins unie reste préférable aussi longtemps que celle-ci reste dévouée à l’Otan.

Cette ambivalence exprime une position américaine traditionnelle souhaitant une Europe unie, mais jusqu’à un certain point seulement, escomptant qu’elle devienne plus forte mais pas trop forte, et espérant qu’elle s’exprime avec plus de confiance mais avec un accent anglo-saxon prononcé. Peter Rodman est en cela un fidèle disciple de Henry Kissinger, qu’il a aidé à préparer ses Mémoires ou, plus récemment, à rédiger de nombreux écrits alarmistes signés par l’ancien secrétaire d’Etat.

A première vue, ces analyses sont partagées par Donald Rumsfeld (l’actuel secrétaire à la Défense), ancien membre de l’administration Ford (comme Henry Kissinger). « Il n’y pas d’Europe ! s’écriait-il, exaspéré, lors d’un entretien télévisé en juin 2001. C’est un terrain immobilier occupé par un certain nombre de pays. Certains font partie de l’Otan, d’autres non. Certains appartiennent à l’Union européenne (…), d’autres non. Certains ne font partie ni de l’une ni de l’autre.» Essayer de consolider ce terrain pourrait être contre-productif, a prévenu Donald Rumsfeld lors de la conférence annuelle de la Wehrkunde à Munich, en février 2001. Il y aurait un « risque de déstabiliser » l’Alliance.

Enfin, dans un contexte politique où la fiabilité des Alliés constitue un point d’interrogation, les ambassadeurs américains peuvent jouer un rôle important, surtout que les impératifs de la diplomatie américaine sont aujourd’hui remis en valeur. En janvier 1993, les ambassadeurs nommés par Bill Clinton réunissaient expérience, instinct politique et compétence intellectuelle. L’amiral William Crowe à Londres, Richard Holbrooke à Bonn, Pamela Harriman à Paris, Stuart Eizenstat à l’Union européenne, Robert Hunter à l’Otan, Reginald Bartholomew à Rome et Richard Gardner à Madrid étaient tous des personnalités brillantes. Nombre d’entre eux auraient certainement été d’une grande utilité au secrétaire d’Etat Warren Christopher s’ils étaient restés à Washington – c’est d’ailleurs ce qu’ils auraient souhaité. A juste titre, beaucoup d’entre eux étaient fiers de ce qu’il avaient accompli dans le domaine de la sécurité nationale, et peu avaient « acheté » leur poste dans l’ambassade de leur choix, sauf Pamela Harriman, pour qui il n’était pas incompatible d’utiliser à la fois ressources pécuniaires et ressources intellectuelles.

A l’inverse, aujourd’hui, les nouveaux ambassadeurs américains en Europe ne brillent ni par leurs compétences ni par leur expérience, à quelques exceptions près, notamment Nicholas Burns à l’Otan et Sandy Vershbow à Moscou. Plus grave encore, les instructions que ces nouveaux venus ont reçues avant leurs confirmations ont été présentées par des experts aux convictions eurosceptiques, avec lesquels les ambassadeurs désignés entretenaient déjà des liens étroits, personnels et idéologiques. Les conclusions de ces ambassadeurs américains risquent donc de refléter des idées préconçues sur l’Europe et ses principaux pays membres. Idées qui, à leur tour, renforceront les opinions qui les ont initialement fécondées.

En dépit des manifestations européennes de soutien aux Etats-Unis, les premières semaines après le 11 septembre ont semblé confirmer les doutes de l’administration Bush sur l’Europe en général et la France en particulier. Cette suspicion à l’égard de Paris est le fruit d’une mauvaise réputation et de mauvais souvenirs régulièrement ravivés par une actualité qui donne trop souvent le mauvais rôle à la France.

De toute évidence, cette attitude américaine n’invite pas à une coopération accrue. Que ce soit dans le cadre précis des opérations militaires en Afghanistan ou dans le cadre élargi de la lutte contre le terrorisme, le rôle de la France aurait mérité d’être davantage pris en considération par les officiels de l’administration Bush. Ou du moins cet apport aurait-il mérité d’être applaudi avec autant d’enthousiasme que sont déplorées les « insuffisances » et la « malveillance » françaises dans d’autres domaines ou sur d’autres questions. S’agit-il donc d’une coïncidence si, dans un discours important prononcé à New York par le vice-président Richard Cheney, la liste des alliés fidèles associés aux « combats » antiterroristes comprenait la Grande-Bretagne, l’Allemagne et « bien d’autres pays » comme la Turquie, la Jordanie et les Pays-Bas – mais ignorait la France. Mieux vaut associer ce pays à une élite qui se plaît à faire l’autruche afin de mieux oublier les réalités d’une conjoncture qu’elle ne veut pas admettre.

Les souvenirs de la France gaullienne ne s’estompent pas, et avec eux des mots d’ordre comme « indépendance » et « hégémonie » restent les symboles de l’hostilité française à l’Otan. Les Français, écrivait Amos Perlmutter en mai 2001, « font de leur mieux pour démontrer leur antiaméricanisme n’importe quand et n’importe où (…). En fait, c’est aujourd’hui la seule démocratie qui soit vraiment antiaméricaine ».

Cette réaction américaine, excessive dans la forme sinon sur le fond, reflète une tendance quasi paranoïaque à associer les Français à la plupart des difficultés rencontrées par les Etats-Unis dans le monde. A la télévision, Rich Lowry, l’éditeur de la National Review, a ainsi déclaré : « La politique étrangère française est fondée depuis des années sur deux principes – d’abord vendre des armes aux dictateurs, et ensuite chercher à embarrasser les Etats-Unis …. Ils ne nous aimeront jamais. Ce qui est important, c’est donc qu’ils nous respectent et qu’ils aient peur de nous ».

Cherchez la France. Elle n’est pas difficile à trouver – par exemple dans les souvenirs de la politique gaullienne au Proche-Orient, où l’image d’une France anti-israélienne et proarabe s’est progressivement accentuée depuis que le président de Gaulle a cru bon de se plaindre d’un Etat israélien « dominateur et sûr de lui », ou dans le golfe Persique, où la France est considérée à la fois comme le protecteur de l’Irak et le principal adversaire des Etats-Unis dans la région.

De là à faire de la France un pays antisémite, il n’y a qu’un petit pas, qui fut franchi avec un enthousiasme surprenant au printemps 2002 (dans la foulée du premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril). Même Charles de Gaulle et Georges Pompidou, dans le contexte des guerres de 1967 et de 1973, n’avaient pas suscité d’accusations aussi graves. Malgré tous les efforts de l’ambassadeur de France aux Etats-Unis, François Bujon de l’Estang, les accusations d’antisémitisme se sont multipliées à un point tel qu’il valait peut-être mieux les ignorer sans pour autant, à Paris, banaliser la fréquence d’incidents qui, bien que d’inspiration tout à fait différente de celle qui les animait dans les années 30, sèment néanmoins le trouble. Là comme ailleurs, l’idée est simple mais elle reste fixe : cherchez la France pour découvrir les racines du mal antisémite, « millénaire » d’après Charles Krauthammer ; et, au-delà de ces racines, les branches de la coopération avec les pays de l' »axe du mal » ; enfin, par cet intermédiaire, l’apaisement des terroristes au prix des principes et des valeurs sans lesquels il ne peut guère y avoir unité d’action. N’est-ce pas là le raisonnement de l’éditorialiste du Washington Post George Will lorsqu’il annonce que la « solution finale » de la « question juive » entre dans sa deuxième phase – lorsqu’il introduit comme preuve de la « décadence créatrice » de l’Europe sa capacité à inventer ce « phénomène remarquable qu’est l’antisémitisme sans les juifs » ? Et n’est-ce pas aussi la conclusion du chercheur Jeff Gedmin lorsque, ayant déclaré l’Otan morte, il préconise une nouvelle alliance avec les quelques Etats qui semblent encore vouloir du bien aux Etats-Unis – outre Israël, les Etats d’Europe orientale et la Turquie, ainsi que la Grande-Bretagne, à condition qu’elle ne continue pas de s’enfoncer dans le bourbier antiaméricain que représente l’Union européenne.

Liée aux problèmes du Proche-Orient, la méfiance viscérale à l’égard de la politique et des objectifs de la France dans le golfe Persique placerait ce pays pratiquement au centre de l' »axe du mal ».

Des responsables politiques européens ne se gênent d’ailleurs pas pour faire de la France l’obstacle principal à un consensus transatlantique. Ils chuchotent, ouvertement ou à demi-mot, que Paris empêche un soutien que l’Europe accorderait autrement aux initiatives américaines dans le Golfe. Enfin, s’ajoute à tout cela l’idée que la France poursuit une alliance implicite avec la Chine et (avant le 11 septembre) la Russie, dont les manifestations les plus visibles seraient les votes du Conseil de sécurité des Nations unies, où une coalition antiaméricaine multiplierait les complots.

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