Dossier

Chez les dirigeants israéliens, le sentiment est fort qu’il existe au Maroc une réelle volonté de normaliser ses relations avec Tel-Aviv. De part et d’autre on a conscience également qu’il convient de dissocier d’abord le bilatéral de la politique régionale, souvent déterminée en fonction des conjonctures. Comment gérer les deux ?

Quand, en mars 2003, les troupes américano-britanniques partirent à l’assaut de Bagdad, partout fut annoncée l’apocalypse : l’ébullition de «la rue arabe» allait atteindre des records explosifs. Tout sera brûlé sur son parcours et les révoltes gagneront les douars les plus reculés du monde arabo-musulman. Et la paix dans le monde en sera pour longtemps affectée. Deux années se sont écoulées et rien ne s’est produit sinon quelques manifestations sans lendemain. On ne prend même pas la peine de commémorer l’anniversaire de la chute de Bagdad qu’on disait «cœur battant de la nation arabe». Cette réflexion a été tenue par un diplomate marocain, fervent partisan d’une normalisation avec Israël, en réponse aux mises en garde contre les réactions intempestives de «la rue» dominée ces temps-ci par les fondamentalistes islamistes.

Les rois et présidents arabes réunis à Alger les 22 et 23 mars ont apporté, comme attendu, un soutien de principe à la nouvelle direction palestinienne et une promesse de ne rien entreprendre tant qu’un accord de paix n’est pas conclu. Mais cette unité de façade ne peut faire oublier qu’il n’y a pas longtemps, les pays ayant établi des relations diplomatiques avec Israël, et qui les avaient gelées au lendemain de la seconde Intifada, s’étaient empressés de les réchauffer dès l’annonce de la reprise des négociations palestino-israéliennes. D’autres pays chercheraient à emboîter le pas à l’Egypte, la Jordanie et la Mauritanie.

Les observateurs évoquent le Maroc, cela va de soi, mais aussi la Tunisie qui serait prête à abréger les étapes pour s’offrir une première maghrébine capable de lui conférer, au-delà de la reconnaissance de l’Etat hébreu, la stature d’un pays qui s’inscrit, en l’absence de l’atout démocratique, dans les valeurs de la modernité et de la tolérance. C’est une initiative, pense-t-on, qui est à même de compenser, en termes d’image, les déficiences démocratiques du régime tunisien décriées un peu partout par les pays d’Occident. La Tunisie ne manquerait pas de glaner d’autres dividendes : une telle opération est de nature à effacer le souvenir douloureux de l’attaque terroriste de la synagogue de Jerba. En même temps, la Tunisie pourrait s’attendre à d’autres retombées bénéfiques qui vont de la consolidation de son rang comme destination touristique leader dans la région à la concrétisation de son vœu de conclure un ALE avec les USA.

En rangs dispersés

Cependant Israël, comme ses alliés américains, compte beaucoup plus sur l’avantage d’une initiative marocaine. Bien meilleure et plus gratifiante politiquement que celle de s’encanailler avec des Etats de non-droit, tels la Libye de Kaddafi qui affiche des velléités manifestes pour la normalisation avec Tel-Aviv. Depuis le sort infligé à Saddam, le maître de Tripoli est candidat à toutes les concessions. Mais cela importe peu pour les promoteurs de la paix au Moyen-Orient. Comme d’ailleurs, «la ruée» des autres régimes totalitaires qui s’interdisent toute tentative de réforme ou en font juste pour le ravalement des façades. Or, jusqu’ici, Israël a normalisé avec deux régimes militaires – Egypte et Mauritanie – et un troisième, la Jordanie, en plein processus de démocratisation. Le malheur d’Israël est souvent venu, estiment ses supporters, de l’absence dans son environnement géographique d’interlocuteurs démocrates. Pire, les dictateurs et leurs affidés ont fait, de l’hostilité permanente contre Israël et de la manipulation des factions et groupuscules palestiniennes, un fonds de commerce politique et financier qui a longtemps alimenté les multiples relais de leur pouvoir corrompu.

Chez les dirigeants israéliens, le sentiment est fort qu’il existe au Maroc une réelle volonté de normaliser ses relations avec Tel-Aviv. De part et d’autre on a conscience également qu’il convient de dissocier d’abord le bilatéral de la politique régionale souvent déterminée en fonction des conjonctures. C’est dans cet ordre d’idées qu’on s’explique, côté israélien, les réticences de Rabat de continuer à jouer un rôle significatif au Proche-Orient. Les décideurs marocains n’avaient pas compris que lorsque l’absence perdure, on ne peut plus peser sur les événements.

Aujourd’hui les conditions d’un retour du Maroc sur la scène régionale sont favorables, selon les mêmes sources. Et une amélioration du niveau des échanges diplomatiques ne choquerait pas les Palestiniens eux-mêmes. Ces derniers perçoivent la politique du Maroc dans le conflit les opposant aux Israéliens sous un angle qui fut souvent apprécié pour ses retombées palpables : les médiations accomplies sous le règne de Hassan II tiennent une place majeure dans la conscience politique et populaire palestinienne. C’est à Rabat que l’OLP a été reconnue comme l’unique organisation représentative du peuple palestinien et c’est toujours au Maroc que les différents processus de paix avec les voisins égyptiens et jordaniens ont pris leur départ.

Cette perspective positive du Maroc et de son rôle dans la région a été confortée par les promesses démocratiques tenues par la nouvelle ère. Contrairement aux régimes arabes voisins qui incarnent, pour les Palestiniens, le despotisme et l’arbitraire. Ajoutez-y une solidarité qui se manifeste de manière concrète puisqu’institutionnalisée : le produit de l’aide fiscalisée (tabac et spectacles) est directement et régulièrement affecté aux autorités palestiniennes. Avec le Maroc, les Palestiniens se considèrent en tête-à-tête. Les Israéliens ne veulent pas demeurer en reste. A s’en tenir à des déclarations des responsables d’origine marocaine, le royaume est représenté comme la «grande maison parentale» où l’on se réfugie de temps à autre pour se ressourcer dans diverses inspirations. D’où leur impatience de voir leur pays d’origine normaliser sans tarder avec Israël. Et surtout d’être précurseur en Afrique du Nord.

Mais qu’en est-il au Maroc des tendances politiques – du moins celles qui comptent – à propos de cette question ?
– Ceux qui en parlent ouvertement sont pour le moment minoritaires ;
– Ceux qui évoquent la perspective du bout des lèvres recommandent l’attentisme en estimant que, moins on s’en mêle, mieux on se porte. Ils constituent une importante majorité dans les instances dirigeantes des partis politiques et de la société civile. Même un parti comme le PJD souscrit à cette démarche (lire déclaration de Lahcen Daoudi ).
– Mais au niveau supérieur de la décision politique et étatique se dégage une tendance largement majoritaire qui juge que, même s’il est légitime de tenter quelque chose, il ne faut surtout rien entreprendre puisque les Américains s’en occupent cette fois sérieusement. Et que si les Américains ne font rien pour amener Israël à changer radicalement de politique pour déclencher une chaîne de reconnaissances arabes, c’est qu’il y a de bonnes raisons de ne rien faire. Cette attitude n’est évidemment pas pour plaire aux Israéliens.
– Dans ce contexte, pense un diplomate marocain, le Royaume, s’il veut conserver une capacité de propositions réaliste qui puisse accélérer la conclusion d’une paix durable entre Israéliens et Palestiniens, doit se garder des postures déclamatoires. Sinon, il perdra sur tous les tableaux. D’où le mutisme érigé en politique de la diplomatie marocaine à propos de ce sujet.
– Hassan II a eu la malchance d’avoir raison trop tôt. L’idée d’une cohabitation entre deux Etats, l’un israélien et l’autre palestinien, est aujourd’hui largement admise dans le monde et dans la société israélienne, mais à l’époque l’Europe elle-même n’était pas préparée pour une telle mutation. Entre l’intervention du Roi défunt auprès de Giscard d’Estaing, l’ancien président français, en faveur de l’OLP, dès 1976, et le Conseil européen qui a repris l’idée d’un Etat palestinien en 1999, il s’est écoulé vingt-trois ans. Mais le Maroc a eu aussi ses torts : la discontinuité dans ses actions diplomatiques, la mise à l’écart des partis politiques et de la société civile, et la confidentialité avec laquelle ce dossier a été entouré n’ont pas contribué à faire produire les avancées souhaitées.
– Si bien que, maintenant, lorsque Washington veut parler Moyen-Orient, c’est vers d’autres capitales, autres que Rabat, qu’elle se tourne. Mais, il y a aujourd’hui, selon les amis du Maroc dans la région, une carte à jouer pour le Royaume. Une «fenêtre d’opportunité». Il reviendrait, selon eux, au Maroc de faire admettre aux autres pays arabes que la route menant à l’établissement d’une représentation diplomatique à Jérusalem-Est passe par Tel-Aviv et plus tard Jérusalem- Ouest.
– A présent, Israël semble avoir tiré les conséquences de sa politique désastreuse. Avec la nouvelle direction issue des élections palestiniennes et l’engagement consensuel de toute la classe politique, y compris dans sa composante islamiste et extrémiste, dans un processus de négociations avec Israël, l’espoir, toujours fragile, est pour la première fois réel. Cela ne pourrait être possible qu’en agissant sur deux problèmes essentiels qui ont paralysé, par le passé, tout processus de paix : les implantations israéliennes et les actes terroristes réciproques.

Par ailleurs, l’hypothèse selon laquelle les Américains, confrontés à des difficultés croissantes en Irak, auraient fini par se dire : «Réglons l’affaire palestinienne, cela pourrait nous aider. Et mettons à contribution des alliés comme le Maroc et la Tunisie pour enclencher une reconnaissance de l’Etat hébreu qui le mettrait en confiance pour lâcher plus de lest» est très plausible. C’est un raisonnement qui correspond au système de pensée de l’équipe dirigeante à la Maison-Blanche.

Mais il faudrait que les dirigeants à Rabat assument ce à quoi l’opinion marocaine est prête, sans spéculation et sans surenchère politicienne. Et qu’ils s’inscrivent dans une démarche démocratique qui donnerait priorité à l’acceptation majoritaire d’une décision aussi historique par le peuple marocain.